Si vous visitez l'Angleterre au début du mois de novembre, vous ne pouvez pas passer à côté de cette étrange tradition : le 5 novembre, tout le pays s’embrase — littéralement pour commémorer la conspiration des Poudres.
Des feux d’artifice éclatent dans le ciel, des bonfires (grands feux de joie) illuminent les parcs, et l’on brûle joyeusement des effigies d’un certain Guy Fawkes.
Le tout dans une ambiance bon enfant, avec des pommes d’amour, des gâteaux au gingembre et du thé chaud pour se réchauffer.
Jusque-là, on pourrait croire à une fête folklorique, une sorte de cousin britannique d’Halloween.
Sauf que… cette célébration marque en réalité la commémoration d’un complot terroriste raté.
Oui, oui : on fait la fête pour se souvenir d’une tentative d’attentat contre le roi et le Parlement anglais.
C’est tout à fait typique de l’humour britannique : quand on échoue à tout faire sauter, on en fait une tradition nationale.
Et si vous demandez à un Anglais moyen pourquoi il célèbre la Bonfire Night, il vous répondra probablement :
“Remember, remember the fifth of November…”
C’est le début d’une comptine apprise dès l’enfance, qui évoque la fameuse Conspiration des Poudres (Gunpowder Plot) de 1605.
Mais soyons honnêtes : pour un Français, toute cette histoire peut paraître aussi mystérieuse qu’un épisode de The Crown sans sous-titres.
Qui était ce Guy Fawkes ? Pourquoi voulait-il faire exploser le Parlement ? Et comment un attentat manqué est-il devenu une fête nationale avec des feux d’artifice ?
Eh bien, asseyez-vous, prenez une tasse de thé (ou un café, on ne vous jugera pas), et replongeons dans l’Angleterre du début du XVIIᵉ siècle.
Une époque où les rois croyaient encore que Dieu les avait personnellement embauchés pour régner, où les catholiques étaient traqués, et où certains ont pensé qu’un bon baril de poudre pourrait régler les problèmes politiques plus vite qu’un débat parlementaire.
Le décor : l’Angleterre de 1605
Pour comprendre pourquoi des Anglais ont eu l’idée saugrenue de faire exploser le Parlement, il faut d’abord se remettre dans le contexte.
Et autant vous le dire tout de suite : l’Angleterre du début du XVIIᵉ siècle n’était pas franchement un havre de tolérance.
Depuis des décennies, le pays vivait une guerre religieuse froide entre protestants et catholiques.
Pas de bombes à retardement, certes, mais des tensions, des suspicions, et des lois qui rendaient la vie des catholiques pratiquants… disons compliquée.
Un pays encore hanté par la Réforme
Tout commence avec Henri VIII, ce roi qui a décidé un beau matin que Rome l’agaçait.
Résultat : il a rompu avec le pape, fondé sa propre Église — l’anglicane — et déclaré que désormais, le roi était le chef spirituel du pays.
Son héritière, Élisabeth Iʳᵉ, a ensuite consolidé cette réforme. Pour elle, être anglais, c’était être protestant, point final.
Les catholiques qui refusaient de venir à la messe anglicane étaient qualifiés de recusants (récusants) et lourdement sanctionnés : amendes, confiscations de biens, voire prison. Ambiance.
Un nouvel espoir… vite douché
Quand Élisabeth meurt en 1603, beaucoup de catholiques anglais reprirent espoir.
Le nouveau roi, Jacques VI d’Écosse (qui devient Jacques Ier d’Angleterre), a été élevé par une mère catholique, Marie Stuart, et il s’était présenté comme un “roi de paix”.

Portrait de Jacques Ier par John de Critz, v. 1606
Certains se disaient que peut-être, enfin, un peu de tolérance allait revenir.
Spoiler : pas du tout.
À peine installé sur le trône, Jacques Ier déclare publiquement qu’il “déteste la foi catholique”.
Il ordonne le bannissement de tous les prêtres catholiques et renforce les sanctions contre ceux qui refusent d’aller à la messe anglicane.
Autrement dit : les catholiques espéraient un roi conciliant, ils ont eu un monarque qui les considère comme une menace intérieure.
Et pour ne rien arranger, l’État découvre que ces amendes infligées aux catholiques sont une formidable source de revenus.
On confisque des terres, on distribue des amendes à tour de bras, parfois même deux fois à la même personne.
Bref, la religion devient aussi une affaire de finances publiques.
Quand la foi tourne à la colère
C’est dans ce climat que se forme le cœur du futur complot.
Un gentilhomme catholique du nom de Robert Catesby perd patience.
Il a déjà connu la prison, vu sa fortune ruinée par les amendes, et surtout, il se sent trahi par le roi.
Alors il en vient à une conclusion radicale : s’il est impossible d’obtenir la liberté religieuse pacifiquement, autant faire disparaître tout le gouvernement protestant d’un seul coup.
Et c’est là que commence notre histoire explosive.
Catesby réunit quelques compagnons aussi désespérés que lui, tous convaincus qu’ils font la volonté de Dieu.
Ils jurent sur un livre de prières de garder le secret, assistent à une messe en signe d’alliance spirituelle… et posent les bases de ce qui deviendra le complot le plus célèbre de l’histoire britannique.
Mais avant de passer à l’action, encore faut-il un plan.
Et pas n’importe lequel : un plan avec des barils de poudre, des tunnels et un timing millimétré.
Oui, c’est là qu’entre en scène un certain Guy Fawkes, un soldat chevronné au profil… explosif.
Le plan (un peu fou) de la conspiration des Poudres
Le projet ressemble à une idée sortie d’un roman d’espionnage — sauf qu’il a été conçu par des gens réels, à tête découverte, et sans effets spéciaux.
L’objectif des conspirateurs était simple dans sa violence : anéantir physiquement le sommet du pouvoir protestant, c’est-à-dire le roi, la famille royale et les deux chambres du Parlement, le jour de l’ouverture d’une session, où tout le monde devait être présent.
Cette logique montre que ce n’était pas une tentative d’assassinat ciblé mais bien un projet de démolition politique totale.
Qui était dans la bande ? (le casting, version conspirateurs)
Le noyau dur comptait cinq hommes au départ : Robert Catesby (le leader idéologique), Thomas Winter, Thomas Percy, John Wright — et Guy Fawkes, celui dont le nom reste gravé dans la mémoire populaire.

Les artisans de la Conspiration des Poudres
Très vite, la liste s’allongea et on recensa ensuite une douzaine de participants au total, parmi lesquels Ambrose Rookwood, Robert Wintour, Sir Everard Digby et d’autres.
Ce petit réseau mêlait noblesse désargentée, soldats et fidèles convaincus, tous réunis par un mélange de colère politique et de ferveur religieuse.
Pourquoi Guy Fawkes ? (indice : il aimait la poudre)
Guy Fawkes n’était pas un obscur maniaque pyromane : il avait une expérience militaire réelle, ayant combattu comme mercenaire pour l’Espagne dans les Flandres pendant des années.
C’est cette expertise des munitions et de la guerre qui le rendait précieux — il savait manier la poudre, calculer les effets d’explosion et, surtout, rester calme sous pression.
Autrement dit : si vous devez cacher des barils de poudre et espérer qu’ils explosent au bon moment, mieux vaut recruter un type qui connaît son affaire.
Le plan technique : sous-sol, sous-terfuge et beaucoup de tonneaux
Au départ, les conspirateurs envisagèrent de creuser un tunnel sous le Parlement — plan B d’étudiants en génie civil un peu optimistes.
Mais ils n’en eurent pas besoin : Thomas Percy réussit à louer une pièce attenante au complexe parlementaire, un débarras/undercroft sous la Chambre des Lords, qui servit de dépôt.
Là, on réussit à transporter et entasser trente-six barils de poudre — une quantité estimée à environ 1,4 tonne — dissimulés sous du charbon et du bois.
Les historiens s’accordent à dire que cette charge aurait suffi à réduire la Chambre des Lords en ruines et à tuer la plupart des personnes présentes.
C’est là qu’on passe du “plan machiavélique” à l’“acte de destruction d’un État”.
L’après-explosion envisagé : un coup d’État millimétré
Le scénario ne s’arrêtait pas à la déflagration.
Les conspirateurs imaginaient qu’après l’effondrement de l’autorité à Londres, ils déclencheraient un soulèvement dans le Midlands, où ils avaient des partisans, et mettraient la jeune princesse Elizabeth (la fille aînée de Jacques Ier) sous leur protection pour en faire un monarque catholique de substitution — une manœuvre destinée à légitimer la prise de pouvoir.
Bref : pas seulement faire sauter le système, mais le remplacer aussi vite que possible.
La boulette de la conspiration des Poudres
Voici la partie où tout bascule. Le plan était techniquement réalisable, la logistique prête, Guy Fawkes posté dans l’undercroft avec son lot de barils… et pourtant, tout s’effondre pour une raison étonnamment prosaïque : une lettre anonyme.
C’est le genre de détail que l’Histoire aime offrir aux romanciers — et qui a fait gagner du temps à l’État.
La lettre de Monteagle — avertissement ou manipulation ?
Le 26 octobre 1605, un message anonyme arrive chez William Parker, 4ᵉ baron Monteagle, qui était catholique et membre du Parlement.
Le courrier recommande — poliment mais fermement — à Monteagle de ne pas assister à l’ouverture du Parlement le 5 novembre, en lui demandant de brûler la lettre.
Monteagle, raisonnablement inquiet, transmet la lettre au Conseil privé.
Une fouille est alors organisée.
Deux lectures de l’événement existent depuis lors :
- Lecture traditionnelle : la lettre est un véritable avertissement providentiel qui sauve la nation ;
- Lecture révisionniste : la lettre (ou sa découverte) aurait pu être manipulée — certains historiens soupçonnent des agents gouvernementaux ou des fuites calculées pour permettre une arrestation au dernier moment et tirer profit politiquement de la découverte. Le mystère demeure ; il n’y a pas de preuve irréfutable, mais la coïncidence chronologique alimente la controverse.
La fouille et la découverte
Dans la soirée du 4 novembre, après inspection des lieux par la suite ordonnée du Conseil, on découvre Guy Fawkes dans l’undercroft, en train de garder la pile de barils.
Il est arrêté sur place. Les quantités retrouvées — trente-six barils, environ 1,4 tonne de poudre — auraient suffi à pulvériser la Chambre des Lords et à tuer de très nombreux membres de la cour et du Parlement.

L'arrestation de Guy Fawkes
La fuite, la traque et le dernier carré
Les autres conspirateurs, apprenant l’arrestation, prennent la fuite vers le Midlands, espérant déclencher l’insurrection planifiée.
Ils se regroupent finalement à Holbeche House (Staffordshire) où, dans un affrontement avec la milice, plusieurs d’entre eux sont tués — dont Robert Catesby lui-même — et les survivants sont capturés.
Torture, aveux et procès
Guy Fawkes se montre d’abord muet sur l’identité de ses complices.
Le roi Jacques Ier autorise alors l’usage de la torture — officiellement les « gentler tortures » débutent, mais la réalité est brutale.
Les effets sont tangibles : les confessions subséquentes, au style vacillant, portent la marque physique des sévices subis.
Les hommes survivants sont traduits en justice et jugés pour haute trahison.
Le procès, qui se tient à Westminster Hall, aboutit à la condamnation des principaux conspirateurs.
La peine pour la trahison était alors extrêmement sévère : pendaison, éviscération et écartèlement (hanging, drawing and quartering).
Les exécutions publiques ont lieu fin janvier 1606, transformées en spectacle dissuasif — les têtes des condamnés sont exposées à des points stratégiques.
Et l’État dans tout ça ? Répression législative et mise en récit officielle
L’affaire est utilisée rapidement par le pouvoir pour durcir encore le traitement des catholiques.
Le Parlement vote des lois répressives (notamment l’Acte des Popish Recusants et mesures connexes) et, surtout, promulgue l’Observance of 5th November Act (1606) : le 5 novembre devient un jour national de thanksgiving (action de grâce) pour le salut du royaume.
Les ministres de l’Église doivent célébrer un service spécial et la journée est instituée comme commémoration publique.
Le récit officiel fait de la découverte un « miracle providentiel » — récit qui aide à transformer l’événement en mythe national.
Le grand ménage royal : procès, exécutions et loi anti-catholique
Si les conspirateurs espéraient faire trembler le pouvoir anglais, ils ont en réalité offert au roi Jacques Ier une occasion en or : se présenter en sauveur de la nation.
Et croyez-moi, le monarque n’a pas laissé passer pareille opportunité.
En quelques mois, l’affaire Guy Fawkes devient bien plus qu’un complot avorté : elle se transforme en arme politique et religieuse.
Un procès pour l’exemple
Dès le mois de janvier 1606, huit des conspirateurs encore en vie, dont Guy Fawkes, comparaissent devant le tribunal de Westminster.
On leur reproche, bien sûr, haute trahison, c’est-à-dire le crime le plus grave de l’époque : avoir voulu détruire le roi et le Parlement d’un seul geste.
Les accusés sont reconnus coupables — sans grande surprise — et condamnés à une peine exemplaire : “être pendus, tirés et écartelés”.
La formule fait frémir, et à juste titre : c’était la punition traditionnelle réservée aux traîtres.
Guy Fawkes, lui, a une fin légèrement différente (si l’on peut dire).
Le 31 janvier 1606, sur l’échafaud, il parvient à sauter de la potence, se brisant le cou avant que le supplice ne suive son cours.
Il évite ainsi la mutilation publique. Un dernier geste de dignité — ou de désespoir.
Les têtes et morceaux des autres conspirateurs, eux, sont exposés à Londres et Westminster.
L’idée ? Que tout le monde comprenne bien la leçon : ne pas toucher au roi, sinon le roi vous touche… en plusieurs morceaux.

Les pendaisons des accusés à Londres
La revanche du roi : lois, sermons et peur institutionnalisée
Mais Jacques Ier ne se contente pas de punir. Il veut exploiter politiquement la peur.
Il fait voter, dès 1606, une série de lois qui durcissent considérablement les sanctions contre les catholiques.
L’Acte des “Popish Recusants” est sans pitié :
- Les catholiques n’ont plus le droit de pratiquer le droit ou la médecine.
- Ils ne peuvent pas être tuteurs, ni garder d’armes chez eux.
- Ils doivent jurer fidélité au roi et nier tout pouvoir du pape.
- Et s’ils refusent d’aller communier à l’Église anglicane une fois l’an, ils risquent 60 livres d’amende (une somme énorme pour l’époque) ou la confiscation des deux tiers de leurs terres.
Autrement dit : on ne vous tue pas, mais on vous vide les poches et on vous exclut de la société. Le tout sous couvert de piété nationale.
Et le 5 novembre devient un devoir patriotique
Dans la foulée, le Parlement adopte l’“Observance of 5th November Act”, qui crée une journée nationale d’action de grâce : le “Gunpowder Treason Day”.
Tous les Anglais doivent se rendre à l’église pour remercier Dieu d’avoir sauvé le roi.
Des sermons sont imposés, des textes lus à haute voix, et le ton est donné : cette date devient le symbole du triomphe du protestantisme sur la menace catholique.
Peu à peu, on y ajoute un côté festif. On sonne les cloches, on allume des feux, on tire quelques pétards (version XVIIᵉ siècle, bien sûr).
Et surtout, on entretient la mémoire de la “traîtrise papiste”.
L’État vient ainsi d’inventer une fête nationale d’un genre inédit : une célébration obligatoire de la loyauté politique et religieuse, une sorte de “Merci, Seigneur, d’avoir sauvé nos institutions” version 1606.
Ce sera la première étape d’une longue transformation : celle du Gunpowder Treason Day en Bonfire Night, une fête qui, quatre siècles plus tard, fait toujours exploser le ciel de novembre.

Célébration de la Conspiration des poudres à Windsor Castle en 1776
De la prière au feu d’artifice : naissance de la Bonfire Night
C’est ici que la sombre histoire de trahison et de têtes coupées se transforme — lentement mais sûrement — en un rituel collectif où l’on chante, rit, et allume des feux sous un ciel d’automne.
Autrement dit, comment un jour d’action de grâce obligatoire est devenu la soirée la plus pyrotechnique du calendrier britannique.
Au commencement : un “Thank you, God” obligatoire
Dès 1606, la Gunpowder Treason Day est instaurée par la loi.
Tous les pasteurs d’Angleterre doivent lire un texte officiel, remercier Dieu d’avoir protégé le roi, et inviter les fidèles à se réjouir — sobrement, bien sûr.
Mais dans les faits, la population, elle, préfère fêter cette “délivrance divine” avec du bruit et du feu plutôt qu’avec des psaumes.
Les cloches sonnent, les canons tirent à blanc, on allume des feux dans les rues.
Et voilà comment, petit à petit, la célébration religieuse prend une tournure… plus populaire.
Ce qui est fascinant, c’est la durée de cette obligation légale : pendant 253 ans, jusqu’en 1859, la loi impose la célébration du 5 novembre.
Chaque année, on doit assister à un service religieux de remerciement, même quand plus personne ne se souvient vraiment de Guy Fawkes.
C’est un peu comme si la fête nationale du 14 juillet avait été accompagnée d’une messe obligatoire jusqu’à la Ve République.
Du pape au “Guy” : évolution des bûchers
Pendant près d’un siècle, les feux de joie sont aussi des feux de haine.
On y brûle non pas Guy Fawkes, mais… le Pape. Oui, un mannequin représentant le chef de l’Église catholique, symbole des “ennemis de la foi anglaise”.
La foule applaudit, on jette de la paille, on boit, et les sermons du matin se transforment en chansons de taverne le soir.
Le 5 novembre devient, selon les époques, à la fois un rituel patriotique et un défouloir anti-catholique.
Mais au fil du temps, les choses changent. L’intensité religieuse s’atténue, et l’effigie brûlée évolue : au XVIIIᵉ siècle, on remplace le pape par Guy Fawkes, le conspirateur emblématique.
C’est moins polémique, plus symbolique, et surtout plus amusant pour les enfants.
“A penny for the Guy !” : quand les enfants s’en mêlent
À partir du XVIIIᵉ siècle, une nouvelle coutume apparaît : les enfants fabriquent des poupées de chiffon — le fameux Guy— qu’ils promènent dans les rues en réclamant de la monnaie.
“Penny for the Guy ?”
Avec l’argent récolté, ils achètent des feux d’artifice ou des friandises. Ce jeu devient vite un incontournable : il ancre la fête dans la culture populaire et lui donne un côté bon enfant (malgré le fait qu’on termine toujours par brûler le mannequin).
À cette époque, la Bonfire Night s’étend à toutes les classes sociales : les riches organisent des feux dans leurs domaines, les villages préparent des célébrations communautaires, et les citadins s’amusent dans les rues.
La fin du côté “officiel”
Au XIXᵉ siècle, l’Angleterre évolue. L’esprit anti-catholique s’essouffle, la tolérance religieuse progresse (notamment après l’Émancipation catholique de 1829), et la Gunpowder Treason Day n’a plus vraiment de sens politique.
En 1859, le Parlement abroge officiellement la loi d’obligation.
Mais — et c’est ce qui fait la force des traditions britanniques — personne n’arrête pour autant de fêter le 5 novembre.
La célébration devient alors totalement populaire et séculière : une fête de feu, de lumière et de gourmandises.
Les sermons disparaissent, les rires restent.
Une fête sur des braises anciennes
Certains historiens notent que le succès durable de la Bonfire Night vient aussi d’un héritage plus ancien : les fêtes du feu d’automne comme Samhain (ancêtre d’Halloween), qui célébraient la fin des récoltes et le début de l’hiver.
Les Anglais du XVIIᵉ siècle n’ont fait, au fond, que recycler un vieux rituel païen sous un vernis religieux puis patriotique.
![Guy Fawkes at Chirk © Geoff Charles - licence [CC BY-SA 4.0] from Wikimedia Commons Guy Fawkes at Chirk © Geoff Charles - licence [CC BY-SA 4.0] from Wikimedia Commons](https://destinationangleterre.com/wp-content/uploads/2025/11/Guy-Fawkes-at-Chirk-©-Geoff-Charles-licence-CC-BY-SA-4.0-from-Wikimedia-Commons.jpg)
Des enfants préparent la nuit des "bonfires" avec une effigie de Guy Fawkes © Geoff Charles - licence [CC BY-SA 4.0] from Wikimedia Commons
Comme quoi, les traditions les plus solides sont souvent celles qu’on n’a jamais totalement inventées.
Ainsi, en deux siècles, le 5 novembre est passé :
- d’un acte de terreur à une légende nationale,
- d’une prière obligatoire à un feu collectif,
- d’un symbole religieux à une fête familiale.
Et ce n’est pas fini : au fil des siècles suivants, la Bonfire Night va se doter de ses propres rituels, de ses recettes sucrées et de ses excès pyrotechniques.
Feux, gâteaux et traditions : la Bonfire Night moderne
Aujourd’hui, si vous débarquez en Angleterre début novembre, vous verrez très vite que la Bonfire Night n’est plus une célébration religieuse.
C’est devenu un grand moment de convivialité, de lumière et de bruit — beaucoup de bruit.
Mais derrière les pétards et les sourires se cache une tradition profondément enracinée, entretenue par des siècles d’habitude et une bonne dose d’attachement à “l’anglicité”.
Des feux sous contrôle (enfin, presque)
Les temps ont changé : plus question de transporter 36 barils de poudre sous un Parlement ou d’allumer des feux n’importe où.
Aujourd’hui, la Bonfire Night est encadrée par des règles strictes.
Les feux publics sont organisés par les municipalités ou des associations locales.
Il faut des autorisations, des barrières de sécurité, et les pompiers ne sont jamais bien loin.
![Wakefield Firework © Stephen Bowler - licence [CC BY-2.0] from Wikimedia Commons Conspiration des poudres - Wakefield Firework © Stephen Bowler - licence [CC BY-2.0] from Wikimedia Commons](https://destinationangleterre.com/wp-content/uploads/2025/11/Wakefield-Firework-©-Stephen-Bowler-licence-CC-BY-2.0-from-Wikimedia-Commons.jpg)
Feux d'artifice à Wakefield © Stephen Bowler - licence [CC BY-2.0] from Wikimedia Commons
Le gouvernement britannique a même fixé des plages horaires légales pour les feux d’artifice : en général, pas après 23 h… sauf le 5 novembre, où l’on peut tirer jusqu’à minuit.
Les artifices eux-mêmes sont classés en catégories : les plus puissants sont réservés aux professionnels, histoire d’éviter que les jardins londoniens ne se transforment en zones de guerre.
Et oui, même les bonfires (les feux de joie) ont leur protocole : pas de pneus, pas de peinture, pas d’aérosols ni de liquides inflammables pour démarrer le feu.
Il faut aussi vérifier qu’aucun renard ou chat ne s’est réfugié dans le tas de bois — les Anglais prennent la sécurité (et la cause animale) très au sérieux.
Les bonfires : du symbole au spectacle
Le cœur de la soirée reste ce moment magique (et bruyant) où tout le monde se rassemble autour d’un feu immense.
Les étincelles montent dans le ciel froid, les enfants agitent leurs sparklers (ces petites baguettes lumineuses qu’on agite comme des baguettes magiques), et l’air sent la fumée et le sucre chaud.
Dans les grandes villes, les feux d’artifice atteignent des proportions impressionnantes :
- Londres propose souvent des shows synchronisés à la musique,
- Manchester et Birmingham organisent des festivals de feux gratuits,
- et dans les villages, le feu de bois reste l’occasion de se retrouver, un peu comme une fête de village française — avec plus de fumée et plus de “wow !”.
Le menu de la Bonfire Night : sucré, collant et réconfortant
Une fête britannique n’en est pas une sans nourriture typique.
Et le 5 novembre ne fait pas exception. Voici quelques incontournables :
- Le Parkin : un gâteau au gingembre et à la mélasse, dense et moelleux, originaire du Nord de l’Angleterre. Parfait pour affronter la brume et les 8 °C de moyenne.
- Les toffee apples : des pommes enrobées de caramel durci — aussi jolies que dangereuses pour les dents.
- Le bonfire toffee : une confiserie cassante et noire comme la suie, au goût de sucre brûlé.
- Et bien sûr, les jacket potatoes (pommes de terre au four) servies fumantes, parfois directement sur la braise du feu.
Ces plats ont tous un point commun : ils tiennent chaud et se mangent debout, les joues rougies par le froid.
Les traditions régionales : quand les Anglais rallument le folklore
Certaines régions perpétuent des coutumes plus anciennes — et parfois, disons-le, plus spectaculaires que les autres.
🔥 Lewes, dans le Sussex, est célèbre pour sa Bonfire Night dantesque. Sept sociétés locales organisent chacune leur cortège costumé : on y voit des effigies du pape, de Guy Fawkes, et même de politiciens contemporains. Les défilés traversent la ville au milieu des tambours, des torches et des feux — c’est impressionnant, bruyant et, pour tout dire, un peu intimidant.
🔥 Dans le Devon, à Ottery St Mary, la tradition frôle la folie douce : les habitants courent dans les rues avec de tonneaux enflammés sur les épaules. Oui, des tonneaux pleins de goudron brûlant. La coutume remonterait au XVIIᵉ siècle, mais personne n’a jamais vraiment su pourquoi elle a survécu (probablement parce que c’est spectaculaire).
Ces manifestations locales montrent à quel point la Bonfire Night reste une affaire de communauté, de spectacle et de mémoire.
Et dans tout ça, Guy Fawkes ?
Il trône toujours au centre du feu, sous la forme d’un mannequin de paille ou de chiffon, coiffé de son fameux chapeau.
Les enfants crient encore :
“Remember, remember, the fifth of November…”
Mais le sens s’est déplacé : ce n’est plus une leçon religieuse ni un avertissement politique, plutôt un clin d’œil historique. On n’honore pas un traître, on se souvient d’une histoire — et on fait la fête, tout simplement.
La Bonfire Night est donc passée du bûcher punitif au feu festif, du symbole de haine à celui de rassemblement.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là : au XXᵉ siècle, Guy Fawkes lui-même va changer de visage.
D’ennemi du royaume, il devient… icône de la résistance moderne.
Guy Fawkes, de traître à icône rebelle
Si l’histoire de la Gunpowder Plot s’était arrêtée à la pendaison de Guy Fawkes, on n’en parlerait sans doute plus aujourd’hui qu’en note de bas de page dans un manuel d’histoire anglaise.
Mais ironie de l’histoire : le seul homme du groupe à avoir échoué est devenu le plus célèbre de tous.
Et, mieux encore, il a fini par incarner tout ce qu’il combattait : la liberté, la révolte contre l’autorité et le droit de dire “non” aux puissants.
D’abord, le méchant de l’histoire
Pendant des siècles, Guy Fawkes a été présenté comme le visage du mal catholique.
Les livres d’école, les sermons et les discours officiels en faisaient le traître par excellence, l’homme qui avait tenté de “faire sauter la civilisation anglaise”.
Son nom même est devenu un synonyme de perfidie : a guy désignait d’abord un épouvantail grotesque — l’effigie qu’on brûlait chaque 5 novembre — avant de devenir, en anglais moderne, un mot tout à fait banal pour dire “un type”.
Oui, le mot “guy” vient littéralement d’un conspirateur exécuté en 1606.
Pas mal comme héritage linguistique, non ?
Puis, la réhabilitation littéraire
Au XIXᵉ siècle, les écrivains romantiques commencent à voir Fawkes autrement.
Le traître fanatique se transforme en rebelle malheureux, victime de son époque et de sa foi.
Les romans historiques en font un personnage ténébreux, presque héroïque.
La tension entre l’idéal et la trahison fascine : un homme prêt à mourir pour sa croyance, même si sa cause est perdue d’avance, a quelque chose de tragiquement noble.
L’explosion culturelle du masque
Mais la vraie résurrection de Guy Fawkes, celle qui le propulse dans la culture mondiale, a lieu au XXᵉ siècle.
Dans les années 1980, l’écrivain Alan Moore et le dessinateur David Lloyd créent la bande dessinée V for Vendetta.
Leur héros, un mystérieux anarchiste masqué, lutte contre un régime totalitaire en Angleterre. Et quel masque porte-t-il ?
![Anonymous Guy Fawkes Masks © Vincent Diamante - licence [CC BY-SA 2.0] from Wikimedia Commons Anonymous Guy Fawkes Masks © Vincent Diamante - licence [CC BY-SA 2.0] from Wikimedia Commons](https://destinationangleterre.com/wp-content/uploads/2025/11/Anonymous-Guy-Fawkes-Masks-©-Vincent-Diamante-licence-CC-BY-SA-2.0-from-Wikimedia-Commons.jpg)
Les masques de Guy Fawkes © Vincent Diamante - licence [CC BY-SA 2.0] from Wikimedia Commons
Celui de Guy Fawkes, stylisé, au sourire ironique et à la moustache recourbée.
Lorsque le film éponyme sort en 2005, le visage de Fawkes devient un symbole de résistance universel. L’image franchit l’écran, puis Internet.
Quelques années plus tard, le collectif Anonymous l’adopte comme emblème : ce visage à moitié rieur, à moitié inquiétant, devient celui de la contestation anonyme.
On le voit dans les manifestations contre la surveillance, contre la corruption, contre la censure.
De Londres à Hong Kong, de New York à Paris, le masque de Guy Fawkes flotte comme un clin d’œil à l’Histoire :
un homme a voulu faire exploser le pouvoir ; quatre siècles plus tard, son visage sert à l’interroger.
L’ironie absolue
Ce qui rend cette récupération fascinante, c’est le paradoxe : le Guy Fawkes historique voulait rétablir une monarchie catholique absolue, pas renverser l’autorité au nom du peuple.
Et pourtant, le Guy Fawkes symbolique représente aujourd’hui la liberté individuelle et la lutte contre les régimes autoritaires.
Son image a été vidée de sa dimension religieuse pour ne garder qu’un message : le courage de défier l’ordre établi.
Ainsi, le visage d’un complot raté est devenu un masque d’émancipation.
C’est sans doute la plus belle ironie de l’histoire britannique : transformer un échec sanglant en une icône mondiale de résistance.
Et, d’une certaine façon, cela prouve que le 5 novembre ne s’est jamais vraiment éteint — il a simplement changé de flamme.
Conclusion : La conspiration des Poudres
Chaque année, quand les feux d’artifice éclatent dans le ciel d’automne et que les visages s’illuminent à la lueur des bonfires, peu de Britanniques pensent encore à Robert Catesby, à Jacques Ier ou à la querelle religieuse qui a tout déclenché.
Et pourtant, derrière les étincelles et les rires d’enfants, c’est toute une page d’histoire qui continue de crépiter.
Une conspiration ratée devenue ciment national
En voulant faire exploser le Parlement, les conspirateurs de 1605 ont paradoxalement contribué à consolider le pouvoir qu’ils cherchaient à détruire.
Leur échec a permis au roi Jacques Ier de renforcer sa légitimité, de durcir les lois contre les catholiques et d’unir la population autour d’une peur commune.
Le Gunpowder Plot a été utilisé comme un outil politique, un récit providentiel où Dieu lui-même aurait sauvé le royaume.
Mais à long terme, ce récit a évolué. De punition divine, il est devenu rite collectif, puis tradition populaire, enfin fête nationale officieuse.
C’est rare, une histoire qui parvient à passer du crime d’État à la soirée familiale sans perdre tout son sens.
Le feu, comme fil conducteur
D’un point de vue symbolique, le feu est la clé de toute cette saga.
- En 1605, c’était le feu destructeur, celui qu’on voulait libérer sous le Parlement.
- Puis, ce fut le feu rédempteur, celui qu’on allumait en l’honneur du roi sauvé.
- Aujourd’hui, c’est le feu festif, celui qui réunit les gens autour d’un chocolat chaud et d’un feu d’artifice.
Le même élément, tour à tour menace, châtiment et célébration.
Une métaphore parfaite de la manière dont l’histoire se transforme, se digère, se réinvente.
La mémoire d’un visage
Et bien sûr, il reste le visage de Guy Fawkes.
Qu’il soit en chiffon au milieu d’un feu de village ou en plastique sur le visage d’un manifestant anonyme, ce visage a survécu à quatre siècles de changements.
Il a traversé les monarchies, les révolutions, les républiques et même Internet.
C’est un rappel constant — un peu ironique — que l’autorité n’est jamais acquise, qu’elle peut toujours être remise en question, parfois même sous forme de masque souriant.
Remember, remember…
La fameuse comptine résonne encore chaque automne :
Remember, remember the fifth of November,
Gunpowder, treason and plot…
Elle résume à elle seule la mémoire britannique : un mélange d’histoire, de rituel et d’humour, où même les complots les plus sombres deviennent matière à célébration.
Et au fond, c’est peut-être cela, la vraie réussite de la Bonfire Night : avoir transformé une tragédie politique en fête nationale, sans jamais tout à fait effacer la leçon qu’elle porte.
Alors, la prochaine fois que vous verrez les feux d’artifice du 5 novembre, souvenez-vous : tout a commencé avec treize hommes, trente-six barils de poudre et un rêve complètement fou.
Et si l’Angleterre brûle encore chaque année ce soir-là, ce n’est pas pour maudire le passé, mais pour en rire un peu — et surtout, pour ne pas l’oublier.

